1.1: Lecture d’extraits de la littérature française du XVIIIe siècle

Bienvenue au cours de français 11e année préuniversitaire! Nous espérons qu’en le complétant, tu auras acquis une multitude de connaissances qui enrichiront ton esprit et te prépareront au cours de 12e année préuniversitaire et à tes futures études universitaires.

Les trois premières activités de l’unité 1 seront consacrées à l’interprétation d’extraits de la littérature française et francophone ainsi qu’à la lecture d’une œuvre canadienne complète de ton choix. Ces activités et les lectures proposées sont nécessaires pour réussir la dissertation littéraire de type explicatif de l’activité 1.5, car tu devras faire citer les textes que tu as lus dans les activités précédentes. Cette dissertation vaudra que 15 % de ta note finale.

Cette première activité d’apprentissage sera dédiée à la littérature française du 18e siècle. Afin de bien comprendre les extraits qui te seront présentés, tu en apprendras davantage sur le contexte historique et surtout intellectuel de cette époque. Eh oui, ta question de dissertation portera peut-être sur la philosophie du 18e !

Commençons donc par décrire le contexte historique en France au 18e siècle (XVIIIe) :

Le 18e siècle, qui commence en 1701 et termine en 1800, est principalement marqué par la Révolution française de 1789. Cette incroyable révolte du peuple français contre la monarchie est indirectement causée par l’aide financière qu’apporte la France à la guerre d’indépendance des États-Unis face à l’Angleterre (1775-1783), l’ennemie jurée de la France. Cet argent pris et versé ailleurs creuse un immense « trou » dans l’économie française et cause une crise importante. Le peuple souffre alors de famine à cause de mauvaises récoltes en 1788 et 1789 et de pauvreté due à un taux de chômage élevé. Au même moment, la monarchie vit dans le luxe. Une hausse des prix provoque des émeutes populaires, ce qui force le roi, Louis XVI, à renoncer à l’absolutisme royal. Cependant, il refuse de quitter le pouvoir ce qui cause une autre émeute qui déclenche cette fois-ci la Révolution.

Le peuple se révolte pour de bon et abolit tous les privilèges des nobles, des bourgeois et des riches membres de l’Église. On écrit une nouvelle constitution où la liberté et l’égalité entre les hommes deviennent les nouveaux principes fondateurs de la société. À la suite d’une tentative de fuite de la famille royale, le peuple décide d’exécuter par guillotine Louis XVI et sa femme, Marie-Antoinette, en 1793.

Sources: Gonthier, C. (2005). Écrivains des Lumières: De Chamfort, Chénier, Diderot, Montesquieu, Rousseau, Sade et Voltaire. Éditions Groupe Beauchemin. (p.156-159); and https://www.britannica.com/event/American-Revolution

Photo ancienne de vue de la façade de la cathédrale médiévale Notre-Dame de Paris (France) vue de la place Jean-Paul-II lors de l’apparition du quartier vers la fin du 19ème siècle. gilet rayé jaune et gris avec les mots “Démission Macron”

Les Français prennaient les armes et manifestaient leur colère en 1789. Dans la deuxième image, prise en décembre 2018, on voit des « gilets jaunes » qui manifestent dans les rues. Dans ces manifestations il est courant de voir des pancartes où le président actuel de France, Emmanuel Macron, est comparé au roi Louis XVI, exécuté par le peuple lors de la révolution de 1789.

Va plus loin !

Fais une recherche sur le mouvement des gilets jaunes et compare les deux mouvements de révolte populaire en France. Les gilets jaunes ont-ils les mêmes raisons de protester que leurs ancêtres en 1789 ?

Cette activité d’apprentissage est remplie de capsules sur la philosophie, l’histoire et les courants littéraires des époques étudiées. Celles-ci te permettront de mieux répondre à la question de dissertation explicative qui portera sur la présence d’un certain courant intellectuel ou philosophique dans les œuvres. Tu auras le choix d’explorer un thème de ton choix dans ta dissertation. Les sujets qui se retrouvent dans toutes les œuvres que tu liras dans l’unité 1 et sur desquels tu pourras écrire ta dissertation sont les suivants :

  • les inégalités sociales : l’opposition entre homme de nature/homme de culture, la misère humaine, la dépendance
  • la critique sociale : remise en question du pouvoir moral, social ou politique
  • la société idéale : l’égalité, la liberté et la tolérance

« Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son propre entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas d’une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. »

  • Y a-t-il des choses que tu ne peux pas faire sans qu’une autre personne t’autorise à le faire, t’accompagne ou signe pour toi ?
  • Toi, es-tu dans un ou des état(s) de tutelle ? Si oui, lesquels ? (Indice : Si tu as moins de 18 ans, tu es en état de tutelle par rapport à tes parents ou tes gardiens légaux !)
  • D’après toi, Kant inclut-il l’état de tutelle qui place l’enfant sous l’autorité de ses parents ou fait-il référence à d’autres relations de dépendance ?
  • D’après toi comment peut-on être responsable de son état de dépendance (tutelle) envers d’autres comme le propose Kant ?
portrait d’Immanuel Kant

Va plus loin !

Si ça t’intéresse, tu peux lire tout le texte de Kant qui répond à la question : Qu’est-ce que les Lumières (S’ouvrira dans une nouvelle fenêtre) ?

Courant philosophique des Lumières

Le siècle des Lumières est caractérisé par un effort marqué de la part de penseurs pour faire avancer la science et diffuser la culture et le raisonnement parmi le peuple. On veut alors lutter contre le pouvoir des institutions politiques (royauté) religieuses qui tentent de maintenir le peuple dans l’ignorance. Les penseurs des Lumières croient que la raison et la science peuvent libérer l’homme de son état d’asservissement mental par rapport aux gens au pouvoir. Avec la raison, ces philosophes avaient le projet de rendre chacun et chacune capable et libre de juger et de critiquer les choses et les personnes l’entourent.

Réflexion

  • Qui sont les personnes ou les institutions qui exercent une autorité sur toi dans les différentes sphères de ta vie (maison, école, amitié, travail, église, etc.) ?
  • Y a-t-il des choses que tu te sens obligé de faire pour d’autres parfois ? Si oui, lesquelles ?
  • Qui ou quoi, à part toi, a une influence sur tes actions et même tes pensées ?

Même si les philosophes français des Lumières (Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Diderot, Chénier, Sade et Chamfort) avaient des visions philosophiques différentes et parfois même contradictoires, ils avaient tous certains objectifs en commun :

  • utiliser la raison pour combattre l’ignorance et la servitude mentale liées aux préjugés, à la superstition, au fanatisme, au dogme et à l’intolérance
  • critiquer les valeurs sociales, politiques et religieuses, les idées reçues, les règles qui «vont de soi» et toute croyance transmise par l’Église pour faire prendre conscience aux humains des enjeux moraux, sociaux et politiques
  • critiquer et remettre en question la légitimité du pouvoir des nobles, bourgeois et religieux pour libérer les individus de leur ignorance et leur dépendance morale envers eux et promouvoir la liberté et l’égalité entre hommes. (Gonthier, p.7)

Va plus loin !

Comment comparerais-tu le courant actuel de pratique du yoga et de la méditation avec la Philosophie des Lumières ? Voltaire, Rousseau et compagnie auraient-ils été en faveur du yoga ou l’auraient-ils rejeté ? Fais une recherche pour trouver les ressemblances et les différences entre ces deux philosophies.

 personne méditant à l’extérieur avec le soleil levant en arrière-plan portrait of Jean-Jacues Rousseau

Dans le cadre de ce cours, tu liras des extraits de Rousseau et de Voltaire uniquement.

Philosophie de Jean-Jacques Rousseau :

Au XVIIIe siècle, Rousseau est témoin des profondes inégalités sociales au sein de la société française et trouve ceci injuste. En 1754, il écrit « Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes », où il élabore une théorie sur l’origine des humains et des relations d’exploitation et de dépendance entre eux. Il stipule que dans son évolution, l’homme est passé d’un état de nature à un état de culture et que c’est la vie en société qui aurait provoqué cette transformation.

portrait de Jean-Jacues Rousseau

Voici les principaux éléments à retenir sur la philosophie de Rousseau. Ce qui suit est important pour comprendre les textes que tu liras à partir de maintenant. Écris les mots-clés du texte.

Avant de continuer, révise la définition de l’homme naturel et celle de l’homme en société. Révise les nouveaux mots dans la liste suivante et note comment ils sont classifiés ci-dessous.

dans l’être, dépendant, transparent, dans le paraître, dans la culture,
hypocrite, independent, tordu par préjugés, dans la nature,
simple, « le bon sens » l’éducation, authentique, opaque

Homme de nature est...

Homme de culture est...

Partie 1 : Analyse d’un texte du 18e siècle

Pour cette première partie, tu dois lire des extraits de textes écrits par Rousseau.

Lis les extraits suivants tirés de trois œuvres courantes de Jean-Jacques Rousseau. La langue dans ces textes est de niveau soutenu et la syntaxe et plusieurs mots de vocabulaire ont une tournure ancienne. Une excellente stratégie de lecture pour ce genre de texte est de s’arrêter pour rechercher les mots inconnus. Si tu ne connais pas et leurs définitions que tu peux les rechercher independement.

Cahier de notes

Premièrement, dans ton cahier de notes, crée une banque des mots pour rechercher les mots inconnus. Deuxièmement, fais une liste des phrases ou les parties de phrases qui te rappellent ce que tu sais déjà sur sa philosophie. Troisièmement, prends en note tes réflexions et tes questions par rapport au texte.

Réponds aux questions de compréhension qui parsèment le texte. Celles-ci permettront de mieux répondre aux questions d’analyse dans le tableau. Lorsque tu as donné une réponse, clique sur l’icône rétroaction pour voir des mots-clés de réponses possibles.

Extrait : Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1754)

« C’est la raison qui engendre l’amour-propre, et c’est la réflexion qui le fortifie; c’est elle qui replie l’homme sur lui-même; c’est elle qui le sépare de tout ce qui le gêne et l’afflige: c’est la philosophie qui l’isole; c’est par elle qu’il dit en secret, à l’aspect d’un homme souffrant: «Péris si tu veux, je suis en sûreté». Il n’y a plus que les dangers de la société entière qui troublent le sommeil tranquille du philosophe, et qui l’arrachent de son lit. On peut impunément égorger son semblable sous sa fenêtre; il n’a qu’à mettre ses mains sur ses oreilles et s’argumenter un peu pour empêcher la nature qui se révolte en lui de l’identifier avec celui qu’on assassine. L’homme sauvage n’a point cet admirable talent; et faute de sagesse et de raison, on le voit toujours se livrer étourdiment au premier sentiment de l’humanité. Dans les émeutes, dans les querelles des rues, la populace s’assemble, l’homme prudent s’éloigne: c’est la canaille, ce sont les femmes des halles, qui séparent les combattants, et qui empêchent les honnêtes gens de s’entr’égorger. » (p. 37-38)

  • Comment la raison cause-t-elle l’amour-propre et donc l’affaiblissement de la pitié chez l’homme de culture ?

Va plus loin !

Explique en quoi cette conception de la raison est en conflit avec la croyance des philosophes des Lumières que la raison peut libérer l’humain.

  • Comment les honnêtes gens, la canaille et l’homme prudent sont-ils caractérisés dans ce paragraphe ? À quel type d’homme l’auteur les associe-t-il ?

« Il est donc certain que la pitié est un sentiment naturel, qui, modérant dans chaque individu l’activité de l’amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l’espèce. C’est elle qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir: c’est elle qui, dans l’état de nature, tient lieu de lois, de mœurs, et de vertu, avec cet avantage que nul n’est tenté de désobéir à sa douce voix: c’est elle qui détournera tout sauvage robuste d’enlever à un faible enfant, ou à un vieillard infirme, sa subsistance acquise avec peine, si lui-même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs; c’est elle qui, au lieu de cette maxime sublime de justice raisonnée: Fais à autrui comme tu veux qu’on te fasse, inspire à tous les hommes cette autre maxime de bonté naturelle bien moins parfaite, mais plus utile peut-être que la précédente: Fais ton bien avec le moindre mal d’autrui qu’il est possible. C’est, en un mot, dans ce sentiment naturel, plutôt que dans des arguments subtils, qu’il faut chercher la cause de la répugnance que tout homme éprouverait à mal faire, même indépendamment des maximes de l’éducation. Quoiqu’il puisse appartenir à Socrate, et aux esprits de sa trempe, d’acquérir de la vertu par raison, il y a longtemps que le genre humain ne serait plus, si sa conservation n’eût dépendu que des raisonnements de ceux qui le composent. » (p. 38)

  • Explique en tes mots pourquoi la pitié naturelle et l’amour de soi-même ont tous les deux permis la survie de l’espèce humaine ?

« Avec des passions si peu actives, et un frein si salutaire, les hommes plutôt farouches que méchants, et plus attentifs à se garantir du mal qu’ils pouvaient recevoir, que tentés d’en faire à autrui, n’étaient pas sujets à des démêlés fort dangereux: comme ils n’avaient entre eux aucune espèce de commerce, qu’ils ne connaissaient par conséquent ni la vanité, ni la considération, ni l’estime, ni le mépris, qu’ils n’avaient pas la moindre notion du tien et du mien, ni aucune véritable idée de la justice, qu’ils regardaient les violences qu’ils pouvaient essuyer comme un mal facile à réparer, et non comme une injure qu’il faut punir, et qu’ils ne songeaient pas même à la vengeance si ce n’est peut-être machinalement et sur-le-champ, comme le chien qui mord la pierre qu’on lui jette, leurs disputes eussent eu rarement des suites sanglantes, si elles n’eussent point eu de sujet plus sensible que la pâture. Mais j’en vois un plus dangereux, dont il me reste à parler. » (p.39)

  • Pourquoi les disputes entre les hommes de nature auraient rarement versé du sang ?

« Commençons par distinguer le moral du physique dans le sentiment de l’amour. Le physique est ce désir général qui porte un sexe à s’unir à l’autre; le moral est ce qui détermine ce désir et le fixe sur un seul objet exclusivement, ou qui du moins lui donne pour cet objet préféré un plus grand degré d’énergie. Or il est facile de voir que le moral de l’amour est un sentiment factice, né de l’usage de la société, et célébré par les femmes avec beaucoup d’habileté et de soin pour établir leur empire, et rendre dominant le sexe qui devrait obéir. Ce sentiment étant fondé sur certaines notions du mérite ou de la beauté qu’un sauvage n’est point en état d’avoir, et sur des comparaisons qu’il n’est point en état de faire, doit être presque nul pour lui. Car comme son esprit n’a pu se former des idées abstraites de régularité et de proportion, son cœur n’est point non plus susceptible des sentiments d’admiration et d’amour qui, même sans qu’on s’en aperçoive, naissent de l’application de ces idées; il écoute uniquement le tempérament qu’il a reçu de la nature, et non le goût qu’il n’a pu acquérir, et toute femme est bonne pour lui. » (p. 39)

  • Qu’est-ce que le moral dans l’amour et pourquoi n’est-il pas naturel ?

« Ces premiers progrès mirent enfin l’homme à portée d’en faire de plus rapides. Plus l’esprit s’éclairait, et plus l’industrie se perfectionna. Bientôt cessant de s’endormir sous le premier arbre, ou de se retirer dans des cavernes, on trouva quelques sortes de haches de pierres dures et tranchantes, qui servirent à couper du bois, creuser la terre et faire des huttes de branchages, qu’on s’avisa ensuite d’enduire d’argile et de boue. Ce fut là l’époque d’une première révolution qui forma l’établissement et la distinction des familles, et qui introduisit une sorte de propriété; d’où peut-être naquirent déjà bien des querelles et des combats. Cependant, comme les plus forts furent vraisemblablement les premiers à se faire des logements qu’ils se sentaient capables de défendre, il est à croire que les faibles trouvèrent plus court et plus sûr de les imiter que de tenter de les déloger; et quant à ceux qui avaient déjà des cabanes, chacun dut peu chercher à s’approprier celle de son voisin, moins parce qu’elle ne lui appartenait pas que parce qu’elle lui était inutile et qu’il ne pouvait s’en emparer, sans s’exposer à un combat très vif avec la famille qui l’occupait. » (p. 46)

  • Quelle fut la cause probable des premiers combats entre hommes ?

« Dans ce nouvel état, avec une vie simple et solitaire, des besoins très bornés, et les instruments qu’ils avaient inventés pour y pourvoir, les hommes jouissant d’un fort grand loisir l’employèrent à se procurer plusieurs sortes de commodités inconnues à leurs pères; et ce fut là le premier joug qu’ils s’imposèrent sans y songer, et la première source de maux qu’ils préparèrent à leurs descendants; car outre qu’ils continuèrent ainsi à s’amollir le corps et l’esprit, ces commodités ayant par l’habitude perdu presque tout leur agrément, et étant en même temps dégénérées en de vrais besoins, la privation en devint beaucoup plus cruelle que la possession n’en était douce, et l’on était malheureux de les perdre, sans être heureux de les posséder. » (p. 47)

  • Quel est la première forme d’asservissement que se sont imposée les hommes ?

« Tout commence à changer de face. Les hommes errants jusqu’ici dans les bois, ayant pris une assiette plus fixe, se rapprochent lentement, se réunissent en diverses troupes, et forment enfin dans chaque contrée une nation particulière, unie de mœurs et de caractères, non par des règlements et des lois, mais par le même genre de vie et d’aliments, et par l’influence commune du climat. Un voisinage permanent ne peut manquer d’engendrer enfin quelque liaison entre diverses familles. De jeunes gens de différents sexes habitent des cabanes voisines, le commerce passager que demande la nature en amène bientôt un autre non moins doux et plus permanent par la fréquentation mutuelle. On s’accoutume à considérer différents objets et à faire des comparaisons; on acquiert insensiblement des idées de mérite et de beauté qui produisent des sentiments de préférence. À force de se voir, on ne peut plus se passer de se voir encore. Un sentiment tendre et doux s’insinue dans l’âme, et par la moindre opposition devient une fureur impétueuse: la jalousie s’éveille avec l’amour; la discorde triomphe et la plus douce des passions reçoit des sacrifices de sang humain. » (p. 47-48)

  • Relève au moins deux expressions ou mots français qui témoignent de l’ancienneté de ce texte.
  • Selon toi, de quel genre d’opposition peut-il s’agir ici (envers qui, par rapport à quoi) ?

« À mesure que les idées et les sentiments se succèdent, que l’esprit et le cœur s’exercent, le genre humain continue à s’apprivoiser, les liaisons s’étendent et les liens se resserrent. On s’accoutuma à s’assembler devant les cabanes ou autour d’un grand arbre: le chant et la danse, vrais enfants de l’amour et du loisir, devinrent l’amusement ou plutôt l’occupation des hommes et des femmes oisifs et attroupés. Chacun commença à regarder les autres et à vouloir être regardé soi-même, et l’estime publique eut un prix. Celui qui chantait ou dansait le mieux; le plus beau, le plus fort, le plus adroit ou le plus éloquent devint le plus considéré, et ce fut là le premier pas vers l’inégalité, et vers le vice en même temps: de ces premières préférences naquirent d’un côté la vanité et le mépris, de l’autre la honte et l’envie; et la fermentation causée par ces nouveaux levains produisit enfin des composés funestes au bonheur et à l’innocence. » (p. 48)

  • Comment la vanité, le mépris, la honte et l’envie sont-ils nés chez l’homme ?

« Sitôt que les hommes eurent commencé à s’apprécier mutuellement et que l’idée de la considération fut formée dans leur esprit, chacun prétendit y avoir droit, et il ne fut plus possible d’en manquer impunément pour personne. De là sortirent les premiers devoirs de la civilité, même parmi les sauvages, et de là tout tort volontaire devint un outrage, parce qu’avec le mal qui résultait de l’injure, l’offensé y voyait le mépris de sa personne souvent plus insupportable que le mal même. C’est ainsi que chacun punissant le mépris qu’on lui avait témoigné d’une manière proportionnée au cas qu’il faisait de lui-même, les vengeances devinrent terribles, et les hommes sanguinaires et cruels. [...] » (p. 48)

  • Pourquoi les règles de conduite (de civilité) furent-elles imposées parmi les humains ?
  • Pourquoi «les vengeances devinrent terribles, et les hommes sanguinaires et cruels» ?

« Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu’ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique, en un mot tant qu’ils ne s’appliquèrent qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire, et qu’à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu’ils pouvaient l’être par leur nature, et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d’un commerce indépendant: mais dès l’instant qu’un homme eut besoin du secours d’un autre; dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu’il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons. » (p. 49)

  • Quel exemple pourrait illustrer « le secret d’employer le fer à la multiplication des denrées » dans l’histoire la traite des fourrures entre colons français et autochtones pendant la colonisation du Canada (indice: miroir) ?

« Les choses en cet état eussent pu demeurer égales, si les talents eussent été égaux, et que, par exemple, l’emploi du fer et la consommation des denrées eussent toujours fait une balance exacte; mais la proportion que rien ne maintenait fut bientôt rompue; le plus fort faisait plus d’ouvrage; le plus adroit tirait meilleur parti du sien; le plus ingénieux trouvait des moyens d’abréger le travail; le laboureur avait plus besoin de fer, ou le forgeron plus besoin de blé, et en travaillant également, l’un gagnait beaucoup tandis que l’autre avait peine à vivre. C’est ainsi que l’inégalité naturelle se déploie insensiblement avec celle de combinaison et que les différences des hommes, développées par celles des circonstances, se rendent plus sensibles, plus permanentes dans leurs effets, et commencent à influer dans la même proportion sur le sort des particuliers. » (p. 51)

  • D’après Rousseau, quelles furent les causes de la répartition inégale du travail et des richesses ?
  • Explique en quoi ces « différences » n’expliquent pas totalement l’échange inégal de richesses entre les colons français et les autochtones au Canada.

« Voilà donc toutes nos facultés développées, la mémoire et l’imagination en jeu, l’amour-propre intéressé, la raison rendue active et l’esprit arrivé presque au terme de la perfection, dont il est susceptible. Voilà toutes les qualités naturelles mises en action, le rang et le sort de chaque homme établi, non seulement sur la quantité des biens et le pouvoir de servir ou de nuire, mais sur l’esprit, la beauté, la force ou l’adresse, sur le mérite ou les talents, et ces qualités étant les seules qui pouvaient attirer de la considération, il fallut bientôt les avoir ou les affecter, il fallut pour son avantage se montrer autre que ce qu’on était en effet. Être et paraître devinrent deux choses tout à fait différentes, et de cette distinction sortirent le faste imposant, la ruse trompeuse, et tous les vices qui en sont le cortège. D’un autre côté, de libre et indépendant qu’était auparavant l’homme, le voilà par une multitude de nouveaux besoins assujetti, pour ainsi dire, à toute la nature, et surtout à ses semblables dont il devient l’esclave en un sens, même en devenant leur maître; riche, il a besoin de leurs services; pauvre, il a besoin de leur secours, et la médiocrité ne le met point en état de se passer d’eux. Il faut donc qu’il cherche sans cesse à les intéresser à son sort, et à leur faire trouver, en effet ou en apparence, leur profit à travailler pour le sien: ce qui le rend fourbe et artificieux avec les uns, impérieux et dur avec les autres, et le met dans la nécessité d’abuser tous ceux dont il a besoin, quand il ne peut s’en faire craindre, et qu’il ne trouve pas son intérêt à les servir utilement. Enfin l’ambition dévorante, l’ardeur d’élever sa fortune relative, moins par un véritable besoin que pour se mettre au-dessus des autres, inspire à tous les hommes un noir penchant à se nuire mutuellement, une jalousie secrète d’autant plus dangereuse que, pour faire son coup plus en sûreté, elle prend souvent le masque de la bienveillance; en un mot, concurrence et rivalité d’une part, de l’autre opposition d’intérêt, et toujours le désir caché de faire son profit aux dépens d’autrui, tous ces maux sont le premier effet de la propriété et le cortège inséparable de l’inégalité naissante. » (p. 51-52)

  • En quoi la raison est-elle liée au développement de l’amour-propre ?
  • Pourquoi a-t-il fallu que les hommes « se montrent autres que ce qu’ils sont en effet » ?
  • Pourquoi les riches sont-ils dépendants des pauvres et les pauvres dépendants des riches ?

« C’est ainsi que les plus puissants ou les plus misérables, se faisant de leur force ou de leurs besoins une sorte de droit au bien d’autrui, équivalent, selon eux, à celui de propriété, l’égalité rompue fut suivie du plus affreux désordre: c’est ainsi que les usurpations des riches, les brigandages des pauvres, les passions effrénées de tous étouffant la pitié naturelle, et la voix encore faible de la justice, rendirent les hommes avares, ambitieux et méchants. Il s’élevait entre le droit du plus fort et le droit du premier occupant un conflit perpétuel qui ne se terminait que par des combats et des meurtres. La société naissante fit place au plus horrible état de guerre: le genre humain avili et désolé, ne pouvant plus retourner sur ses pas ni renoncer aux acquisitions malheureuses qu’il avait faites et ne travaillant qu’à sa honte, par l’abus des facultés qui l’honorent, se mit lui-même à la veille de sa ruine. » (p. 52-53)

  • En quoi la propriété signifie « égalité rompue » ?
  • Dans son discours, Rousseau cite Locke, un autre philosophe, qui a écrit: « il ne saurait y avoir d’injure, où il n’y a point de propriété ». Comment Rousseau explique-t-il ceci ?

Extrait tiré Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Seconde partie écrit en 1754

« Il en fallut beaucoup moins que l’équivalent de ce discours pour entraîner des hommes grossiers, faciles à séduire, qui d’ailleurs avaient trop d’affaires à démêler entre eux pour pouvoir se passer d’arbitres, et trop d’avarice et d’ambition, pour pouvoir longtemps se passer de maîtres. Tous coururent au-devant de leurs fers croyant assurer leur liberté; car avec assez de raison pour sentir les avantages d’un établissement politique, ils n’avaient pas assez d’expérience pour en prévoir les dangers; les plus capables de pressentir les abus étaient précisément ceux qui comptaient d’en profiter, et les sages mêmes virent qu’il fallait se résoudre à sacrifier une partie de leur liberté à la conservation de l’autre, comme un blessé se fait couper le bras pour sauver le reste du corps. » (p. 54)

  • Pourquoi l’homme pauvre a-t-il besoin d’un arbitre et d’un maître, selon Rousseau?

Extrait tiré des Dialogues de Rousseau écrits en 1782

« Mais où est-il cet homme de la nature qui vit vraiment de la vie humaine, qui comptant pour rien l’opinion d’autrui, se conduit uniquement d’après ses penchants et sa raison, sans égard à ce que public, approuve ou blâme ? On le chercherait en vain parmi nous. Tous avec un beau vernis de paroles tâchent en vain de donner le change sur leur vrai but ; aucun ne s’y trompe, et pas un n’est le dupe des autres quoique tous parlent comme lui. Tous cherchent leur bonheur dans l’apparence, nul ne se soucie de la réalité. Tous mettent leur être dans le paraître : tous, esclaves et dupes de l’amour-propre ne vivent point pour vivre, mais pour faire croire qu’ils ont vécu.»

  • L’expression « donner le change » signifie mentir ou donner une fausse impression à quelqu’un. Donne un exemple d’une personne dissimulant ses intentions à travers « un beau vernis de paroles » à une autre qui le devine.
  • Que veut dire le paraître, selon Rousseau ?
  • Que signifie «être dupe de l’amour-propre» selon toi ? Donne un exemple de ceci.

Extrait tiré de l’ouvrage Émile de Rousseau écrit en 1762

« L’homme du monde est tout entier dans son masque. N’étant presque jamais en lui-même, il y est toujours étranger, et mal à son aise quand il est forcé d’y rentrer. Ce qu’il est n’est rien, ce qu’il paraît est tout pour lui. »

  • Donne un exemple de situation où l’homme de culture serait forcé de « rentrer en lui-même ».
  • Donne un exemple d’une personne pour qui ce que les autres pensent d’elle est plus important pour elle que ce qu’elle est vraiment.

Fais ensuite l’analyse de ces extraits de Rousseau que tu as lus en répondant aux ci-dessous.

Questions d’analyse pour Rousseau

1. Quels sont les thèmes ou enjeux principaux (sociaux, moraux, politiques, etc.) du texte?

Thèmes

2. Quels sont les concepts-clé utilisés par Rousseau pour illustrer ces thèmes? Définis-les et fais des liens entre-eux en utilisant une cartographie conceptuelle ou un autre outil de ton choix.

3. Quelles différences y a-t-il entre le français utilisé de nos jours et celui de Rousseau au XVIIIe siècle ?

  • temps de verbe
  • types de phrases
  • mots de vocabulaire
  • etc.

4. Quels autres indices (culturels, historiques, etc.) permettent de deviner que le texte a été écrit à l’époque des Lumières ? Explique en quoi ils sont reliés au contexte historique.

5. Quels liens peux-tu faire entre le monde contemporain et les enjeux soulevés dans le texte ?

Va plus loin !

Explique pourquoi Rousseau pense que la raison, la science et le « progress » ont mené au développement du « paraître » et non au bonheur des humains.

Voltaire

portrait de Voltaire



Citations connues :

« Le meilleur gouvernement est celui où il y a le moins d’hommes inutiles. »

« Le fanatisme est un monstre mille fois plus dangereux que l’athéisme philosophique. »

« L’art de la médecine consiste à distraire le malade pendant que la nature le guérit. »

Va plus loin !

D’après ce que tu sais déjà des Lumières, essaye de deviner ce que Voltaire entend par « hommes inutiles » et par la médecine qui distrait ?

  • Dans ces trois citations, quelles sont les formes de pouvoir critiquées par Voltaire ?
  • En quoi chacune d’elles exerce-t-elle un pouvoir sur l’homme ?
  • Voltaire était bel et bien un philosophe des Lumières, car il était :
  • contre tout abus de pouvoir politique, religieux ou même philosophique; (Gontier, 190)
  • en faveur de la tolérance religieuse, la démocratisation des affaires et de la sphère politique. (193)
  • contre toute forme d’injustice (194)
  • contre l’Église catholique et le dévouement religieux qu’elle suscitait chez ses fidèles (194)

Partie 2: Analyse d’un texte de fiction du 18e siècle

« L’ingénu » est une nouvelle satirique écrite par Voltaire en 1767. Dans cette nouvelle, il met en scène l’ingénu, un Huron venu du Canada en bateau, qui débarque un jour en Basse-Bretagne, une région au nord-ouest de la France, et qui décide d’y rester, car il découvre qu’il a de la parenté là-bas. Il se fait donc adopter en quelque sorte par la communauté de Basse-Bretagne qui essaie tant bien que mal de lui enseigner les mœurs et les coutumes françaises de l’époque.

ATTENTION -- Voltaire avait une vision idéaliste et très réductrice des Hurons et probablement des autochtones d’Amérique en général. Il les associe dans son texte à l’homme naturel de Rousseau: innocents, paisibles et simples. La représentation qu’il en fait dans sa nouvelle n’est pas du tout représentative des vrais autochtones de cette époque, elle ne fait que révéler la perception très limitée et « naturalisant » qu’avait Voltaire sur eux. L’auteur utilise ce personnage qu’il croit plus « naturel » afin de mieux critiquer sa propre société française qu’il trouve justement trop éloignée de la nature. Son but est de conscientiser ses lecteurs sur certains enjeux. Ce sont ceux-ci que tu devras trouver dans le texte que tu liras.

Lis les quatre chapitres de la nouvelle et réponds aux questions du tableau d’analyse ci-dessous. Au chapitre 10, l’ingénu se retrouve en prison avec M. Gordon, un janséniste. Les jansénistes furent persécutés par les jésuites, des catholiques, car ils s’opposaient à certains de leurs dogmes, comme l’autorité du pape par exemple.

En lisant les chapitres, essaie de faire le plus de liens possible avec la philosophie de Rousseau. Pour t’aider à répondre aux questions, vois les questions guidées. Lorsque tu as fini de répondre aux questions, remplis l’autoévaluation.

L’ingénu de Voltaire

Monsieur le prieur, voyant qu’il était un peu sur l’âge, et que Dieu lui envoyait un neveu pour sa consolation, se mit en tête qu’il pourrait lui résigner son bénéfice s’il réussissait à le baptiser, et à le faire entrer dans les ordres.

L’Ingénu avait une mémoire excellente. La fermeté des organes de Basse-Bretagne, fortifiée par le climat du Canada, avait rendu sa tête si vigoureuse que, quand on frappait dessus, à peine le sentait-il ; et quand on gravait dedans, rien ne s’effaçait ; il n’avait jamais rien oublié. Sa conception était d’autant plus vive et plus nette que, son enfance n’ayant point été chargée des inutilités et des sottises qui accablent la nôtre, les choses entraient dans sa cervelle sans nuage. Le prieur résolut enfin de lui faire lire le Nouveau Testament. L’Ingénu le dévora avec beaucoup de plaisir ; mais, ne sachant ni dans quel temps ni dans quel pays toutes les aventures rapportées dans ce livre étaient arrivées, il ne douta point que le lieu de la scène ne fût en Basse-Bretagne ; et il jura qu’il couperait le nez et les oreilles à Caïphe et à Pilate si jamais il rencontrait ces marauds-là.

Son oncle, charmé de ces bonnes dispositions, le mit au fait en peu de temps ; il loua son zèle ; mais il lui apprit que ce zèle était inutile, attendu que ces gens-là étaient morts il y avait environ seize cent quatre-vingt-dix années. L’Ingénu sut bientôt presque tout le livre par cœur. Il proposait quelquefois des difficultés qui mettaient le prieur fort en peine. Il était obligé souvent de consulter l’abbé de Saint-Yves, qui, ne sachant que répondre, fit venir un jésuite bas-breton pour achever la conversion du Huron.

Enfin la grâce opéra ; l’Ingénu promit de se faire chrétien ; il ne douta pas qu’il ne dût commencer par être circoncis ; « car, disait-il, je ne vois pas dans le livre qu’on m’a fait lire un seul personnage qui ne l’ait été ; il est donc évident que je dois faire le sacrifice de mon prépuce : le plus tôt c’est le mieux ». Il ne délibéra point : il envoya chercher le chirurgien du village, et le pria de lui faire l’opération, comptant réjouir infiniment Mlle de Kerkabon et toute la compagnie quand une fois la chose serait faite. Le frater, qui n’avait point encore fait cette opération, en avertit la famille, qui jeta les hauts cris. La bonne Kerkabon trembla que son neveu, qui paraissait résolu et expéditif, ne se fît lui-même l’opération très-maladroitement, et qu’il n’en résultât de tristes effets auxquels les dames s’intéressent toujours par bonté d’âme.

Le prieur redressa les idées du Huron ; il lui remontra que la circoncision n’était plus de mode ; que le baptême était beaucoup plus doux et plus salutaire ; que la loi de grâce n’était pas comme la loi de rigueur. L’Ingénu, qui avait beaucoup de bon sens et de droiture, disputa, mais reconnut son erreur ; ce qui est assez rare en Europe aux gens qui disputent ; enfin il promit de se faire baptiser quand on voudrait.

Il fallait auparavant se confesser ; et c’était là le plus difficile. L’Ingénu avait toujours en poche le livre que son oncle lui avait donné. Il n’y trouvait pas qu’un seul apôtre se fût confessé, et cela le rendait très-rétif. Le prieur lui ferma la bouche en lui montrant, dans l’épître de saint Jacques le Mineur, ces mots qui font tant de peine aux hérétiques : Confessez vos péchés les uns aux autres. Le Huron se tut, et se confessa à un récollet. Quand il eut fini, il tira le récollet du confessionnal, et, saisissant son homme d’un bras vigoureux, il se mit à sa place, et le fit mettre à genoux devant lui : « Allons, mon ami, il est dit : Confessez-vous les uns aux autres : je t’ai conté mes péchés, tu ne sortiras pas d’ici que tu ne m’aies conté les tiens. » En parlant ainsi, il appuyait son large genou contre la poitrine de son adverse partie. Le récollet pousse des hurlements qui font retentir l’église. On accourt au bruit, on voit le catéchumène qui gourmait le moine au nom de saint Jacques le Mineur. La joie de baptiser un Bas-Breton huron et anglais était si grande qu’on passa par-dessus ces singularités. Il y eut même beaucoup de théologiens qui pensèrent que la confession n’était pas nécessaire, puisque le baptême tenait lieu de tout.

On prit jour avec l’évêque de Saint-Malo, qui, flatté, comme on peut le croire, de baptiser un Huron, arriva dans un pompeux équipage, suivi de son clergé. Mlle de Saint-Yves, en bénissant Dieu, mit sa plus belle robe et fit venir une coiffeuse de Saint-Malo pour briller à la cérémonie. L’interrogant bailli accourut avec toute la contrée. L’église était magnifiquement parée ; mais quand il fallut prendre le Huron pour le mener aux fonts baptismaux, on ne le trouva point.

L’oncle et la tante le cherchèrent partout. On crut qu’il était à la chasse, selon sa coutume. Tous les conviés à la fête parcoururent les bois et les villages voisins : point de nouvelles du Huron.

On commençait à craindre qu’il ne fût retourné en Angleterre. On se souvenait de lui avoir entendu dire qu’il aimait fort ce pays-là. Monsieur le prieur et sa sœur étaient persuadés qu’on n’y baptisait personne, et tremblaient pour l’âme de leur neveu. L’évêque était confondu et prêt à s’en retourner ; le prieur et l’abbé de Saint-Yves se désespéraient ; le bailli interrogeait tous les passants avec sa gravité ordinaire ; Mlle de Kerkabon pleurait ; Mlle de Saint-Yves ne pleurait pas, mais elle poussait de profonds soupirs qui semblaient témoigner son goût pour les sacrements. Elles se promenaient tristement le long des saules et des roseaux qui bordent la petite rivière de Rance, lorsqu’elles aperçurent au milieu de la rivière une grande figure assez blanche, les deux mains croisées sur la poitrine. Elles jetèrent un grand cri et se détournèrent. Mais, la curiosité l’emportant bientôt sur toute autre considération, elles se coulèrent doucement entre les roseaux ; et quand elles furent bien sûres de n’être point vues, elles voulurent voir de quoi il s’agissait.

Le prieur et l’abbé, étant accourus, demandèrent à l’Ingénu ce qu’il faisait là. « Eh parbleu ! messieurs, j’attends le baptême : il y a une heure que je suis dans l’eau jusqu’au cou, et il n’est pas honnête de me laisser morfondre.

— Mon cher neveu, lui dit tendrement le prieur, ce n’est pas ainsi qu’on baptise en Basse-Bretagne ; reprenez vos habits et venez avec nous. « Mlle de Saint-Yves, en entendant ce discours, disait tout bas à sa compagne : » Mademoiselle, croyez-vous qu’il reprenne sitôt ses habits ? »

Le Huron cependant répartit au prieur : « Vous ne m’en ferez pas accroire cette fois-ci comme l’autre ; j’ai bien étudié depuis ce temps-là, et je suis très-certain qu’on ne se baptise pas autrement. L’eunuque de la reine Candace fut baptisé dans un ruisseau ; je vous défie de me montrer dans le livre que vous m’avez donné qu’on n’y soit jamais pris d’une autre façon. Je ne serai point baptisé du tout, ou je le serai dans la rivière. » On eut beau lui remontrer que les usages avaient changé, l’Ingénu était têtu, car il était Breton et Huron. Il revenait toujours à l’eunuque de la reine Candace ; et quoique mademoiselle sa tante et Mlle de Saint-Yves, qui l’avaient observé entre les saules, fussent en droit de lui dire qu’il ne lui appartenait pas de citer un pareil homme, elles n’en firent pourtant rien, tant était grande leur discrétion. L’évêque vint lui-même lui parler, ce qui est beaucoup ; mais il ne gagna rien : le Huron disputa contre l’évêque.

« Montrez-moi, lui dit-il, dans le livre que m’a donné mon oncle, un seul homme qui n’ait pas été baptisé dans la rivière, et je ferai tout ce que vous voudrez. »

La tante, désespérée, avait remarqué que la première fois que son neveu avait fait la révérence il en avait fait une plus profonde à Mlle de Saint-Yves qu’à aucune autre personne de la compagnie, qu’il n’avait pas même salué monsieur l’évêque avec ce respect mêlé de cordialité qu’il avait témoigné à cette belle demoiselle. Elle prit le parti de s’adresser à elle dans ce grand embarras ; elle la pria d’interposer son crédit pour engager le Huron à se faire baptiser de la même manière que les Bretons, ne croyant pas que son neveu pût jamais être chrétien s’il persistait à vouloir être baptisé dans l’eau courante.

Mlle de Saint-Yves rougit du plaisir secret qu’elle sentait d’être chargée d’une si importante commission. Elle s’approcha modestement de l’Ingénu, et, lui serrant la main d’une manière tout à fait noble : « Est-ce que vous ne ferez rien pour moi ? » lui dit-elle ; et en prononçant ces mots elle baissait les yeux, et les relevait avec une grâce attendrissante. « Ah ! tout ce que vous voudrez, mademoiselle, tout ce que vous me commanderez : baptême d’eau, baptême de feu[2], baptême de sang, il n’y a rien que je vous refuse. » Mlle de Saint-Yves eut la gloire de faire en deux paroles ce que ni les empressements du prieur, ni les interrogations réitérées du bailli, ni les raisonnements même de monsieur l’évêque, n’avaient pu faire. Elle sentit son triomphe ; mais elle n’en sentait pas encore toute l’étendue.

Le baptême fut administré et reçu avec toute la décence, toute la magnificence, tout l’agrément possibles. L’oncle et la tante cédèrent à M. l’abbé de Saint-Yves et à sa sœur l’honneur de tenir l’Ingénu sur les fonts. Mlle de Saint-Yves rayonnait de joie de se voir marraine. Elle ne savait pas à quoi ce grand titre l’asservissait ; elle accepta cet honneur sans en connaître les fatales conséquences.

Comme il n’y a jamais eu de cérémonie qui ne fût suivie d’un grand dîner, on se mit à table au sortir du baptême. Les goguenards de Basse-Bretagne dirent qu’il ne fallait pas baptiser son vin. Monsieur le prieur disait que le vin, selon Salomon, réjouit le cœur de l’homme. Monsieur l’évêque ajoutait que le patriarche Juda devait lier son ânon à la vigne, et tremper son manteau dans le sang du raisin, et qu’il était bien triste qu’on n’en pût faire autant en Basse-Bretagne, à laquelle Dieu a dénié les vignes. Chacun tâchait de dire un bon mot sur le baptême de l’Ingénu, et des galanteries à la marraine. Le bailli, toujours interrogant, demandait au Huron s’il serait fidèle à ses promesses. « Comment voulez-vous que je manque à mes promesses, répondit le Huron, puisque je les ai faites entre les mains de Mlle de Saint-Yves ? »

Le Huron s’échauffa ; il but beaucoup à la santé de sa marraine. « Si j’avais été baptisé de votre main, dit-il, je sens que l’eau froide qu’on m’a versée sur le chignon m’aurait brûlé. » Le bailli trouva cela trop poétique, ne sachant pas combien l’allégorie est familière au Canada. Mais la marraine en fut extrêmement contente.

On avait donné le nom d’Hercule au baptisé. L’évêque de Saint-Malo demandait toujours quel était ce patron dont il n’avait jamais entendu parler. Le jésuite, qui était fort savant, lui dit que c’était un saint qui avait fait douze miracles. Il y en avait un treizième qui valait les douze autres, mais dont il ne convenait pas à un jésuite de parler : c’était celui d’avoir changé cinquante filles en femmes en une seule nuit. Un plaisant qui se trouva là releva ce miracle avec énergie. Toutes les dames baissèrent les yeux, et jugèrent à la physionomie de l’Ingénu qu’il était digne du saint dont il portait le nom.

Il faut avouer que depuis ce baptême et ce dîner Mlle de Saint-Yves souhaita passionnément que monsieur l’évêque la fît encore participante de quelque beau sacrement avec M. Hercule l’Ingénu. Cependant, comme elle était bien élevée et fort modeste, elle n’osait convenir tout à fait avec elle-même de ses tendres sentiments ; mais, s’il lui échappait un regard, un mot, un geste, une pensée, elle enveloppait tout cela d’un voile de pudeur infiniment aimable. Elle était tendre, vive et sage.

Dès que monsieur l’évêque fut parti, l’Ingénu et Mlle de Saint-Yves se rencontrèrent sans avoir fait réflexion qu’ils se cherchaient. Ils se parlèrent sans avoir imaginé ce qu’ils se diraient. L’Ingénu lui dit d’abord qu’il l’aimait de tout son cœur, et que la belle Abacaba, dont il avait été fou dans son pays, n’approchait pas d’elle. Mademoiselle lui répondit, avec sa modestie ordinaire, qu’il fallait en parler au plus vite à monsieur le prieur son oncle et à mademoiselle sa tante, et que de son côté elle en dirait deux mots à son cher frère l’abbé de Saint-Yves, et qu’elle se flattait d’un consentement commun.

L’Ingénu lui répond qu’il n’avait besoin du consentement de personne, qu’il lui paraissait extrêmement ridicule d’aller demander à d’autres ce qu’on devait faire ; que, quand deux parties sont d’accord, on n’a pas besoin d’un tiers pour les accommoder. « Je ne consulte personne, dit-il, quand j’ai envie de déjeuner, ou de chasser, ou de dormir : je sais bien qu’en amour il n’est pas mal d’avoir le consentement de la personne à qui on en veut ; mais, comme ce n’est ni de mon oncle ni de ma tante que je suis amoureux, ce n’est pas à eux que je dois m’adresser dans cette affaire, et, si vous m’en croyez, vous vous passerez aussi de M. l’abbé de Saint-Yves. »

On peut juger que la belle Bretonne employa toute la délicatesse de son esprit à réduire son Huron aux termes de la bienséance. Elle se fâcha même, et bientôt se radoucit. Enfin on ne sait comment aurait fini cette conversation si, le jour baissant, monsieur l’abbé n’avait ramené sa sœur à son abbaye. L’Ingénu laissa coucher son oncle et sa tante, qui étaient un peu fatigués de la cérémonie et de leur long dîner. Il passa une partie de la nuit à faire des vers en langue huronne pour sa bien-aimée : car il faut savoir qu’il n’y a aucun pays de la terre où l’amour n’ait rendu les amants poètes.

Le lendemain, son oncle lui parla ainsi après le déjeuner, en présence de Mlle de Kerkabon, qui était tout attendrie : « Le ciel soit loué de ce que vous avez l’honneur, mon cher neveu, d’être chrétien et Bas-Breton ! Mais cela ne suffit pas ; je suis un peu sur l’âge ; mon frère n’a laissé qu’un petit coin de terre qui est très-peu de chose ; j’ai un bon prieuré ; si vous voulez seulement vous faire sous-diacre, comme je l’espère, je vous résignerai mon prieuré, et vous vivrez fort à votre aise, après avoir été la consolation de ma vieillesse. »

L’Ingénu répondit : « Mon oncle, grand bien vous fasse ! vivez tant que vous pourrez. Je ne sais pas ce que c’est que d’être sous-diacre ni que de résigner ; mais tout me sera bon pourvu que j’aie Mlle de Saint-Yves à ma disposition. — Eh ! mon Dieu ! mon neveu, que me dites-vous là ? Vous aimez donc cette belle demoiselle à la folie ? — Oui, mon oncle. — Hélas ! mon neveu, il est impossible que vous l’épousiez. — Cela est très-possible, mon oncle ; car non-seulement elle m’a serré la main en me quittant, mais elle m’a promis qu’elle me demanderait en mariage ; et assurément je l’épouserai. — Cela est impossible, vous dis-je ; elle est votre marraine : c’est un péché épouvantable à une marraine de serrer la main de son filleul ; il n’est pas permis d’épouser sa marraine ; les lois divines et humaines s’y opposent. — Morbleu ! mon oncle, vous vous moquez de moi ; pourquoi serait-il défendu d’épouser sa marraine, quand elle est jeune et jolie ? Je n’ai point vu dans le livre que vous m’avez donné qu’il fût mal d’épouser les filles qui ont aidé les gens à être baptisés. Je m’aperçois tous les jours qu’on fait ici une infinité de choses qui ne sont point dans votre livre, et qu’on n’y fait rien de tout ce qu’il dit : je vous avoue que cela m’étonne et me fâche. Si on me prive de la belle Saint-Yves, sous prétexte de mon baptême, je vous avertis que je l’enlève, et que je me débaptise. »

Le prieur fut confondu ; sa sœur pleura. « Mon cher frère, dit-elle, il ne faut pas que notre neveu se damne ; notre saint-père le pape peut lui donner dispense, et alors il pourra être chrétiennement heureux avec ce qu’il aime. » L’Ingénu embrassa sa tante. « Quel est donc, dit-il, cet homme charmant qui favorise avec tant de bonté les garçons et les filles dans leurs amours ? Je veux lui aller parler tout à l’heure. »

On lui expliqua ce que c’était que le pape ; et l’Ingénu fut encore plus étonné qu’auparavant. « Il n’y a pas un mot de tout cela dans votre livre, mon cher oncle ; j’ai voyagé, je connais la mer ; nous sommes ici sur la côte de l’Océan ; et je quitterais Mlle de Saint-Yves pour aller demander la permission de l’aimer à un homme qui demeure vers la Méditerranée, à quatre cents lieues d’ici, et dont je n’entends point la langue ! Cela est d’un ridicule incompréhensible. Je vais sur-le-champ chez M. l’abbé de Saint-Yves, qui ne demeure qu’à une lieue de vous, et je vous réponds que j’épouserai ma maîtresse dans la journée. »

Comme il parlait encore, entra le bailli, qui, selon sa coutume, lui demanda où il allait. « Je vais me marier », dit l’Ingénu en courant ; et au bout d’un quart d’heure il était déjà chez sa belle et chère basse-brette, qui dormait encore. « Ah ! mon frère ! disait Mlle de Kerkabon au prieur, jamais vous ne ferez un sous-diacre de notre neveu. »

Le bailli fut très-mécontent de ce voyage : car il prétendait que son fils épousât la Saint-Yves : et ce fils était encore plus sot et plus insupportable que son père.

M. Gordon était un vieillard frais et serein, qui savait deux grandes choses : supporter l’adversité, et consoler les malheureux. Il s’avança d’un air ouvert et compatissant vers son compagnon, et lui dit en l’embrassant : « Qui que vous soyez, qui venez partager mon tombeau, soyez sûr que je m’oublierai toujours moi-même pour adoucir vos tourments dans l’abîme infernal où nous sommes plongés. Adorons la Providence qui nous y a conduits, souffrons en paix, et espérons. » Ces paroles firent sur l’âme de l’Ingénu l’effet des gouttes d’Angleterre, qui rappellent un mourant à la vie, et lui font entr’ouvrir des yeux étonnés.

Après les premiers compliments, Gordon, sans le presser de lui apprendre la cause de son malheur, lui inspira, par la douceur de son entretien, et par cet intérêt que prennent deux malheureux l’un à l’autre, le désir d’ouvrir son cœur et de déposer le fardeau qui l’accablait ; mais il ne pouvait deviner le sujet de son malheur ; cela lui paraissait un effet sans cause ; et le bonhomme Gordon était aussi étonné que lui-même.

« Il faut, dit le janséniste au Huron, que Dieu ait de grands desseins sur vous, puisqu’il vous a conduit du lac Ontario en Angleterre et en France, qu’il vous a fait baptiser en Basse-Bretagne, et qu’il vous a mis ici pour votre salut. — Ma foi, répondit l’Ingénu, je crois que le diable s’est mêlé seul de ma destinée. Mes compatriotes d’Amérique ne m’auraient jamais traité avec la barbarie que j’éprouve : ils n’en ont pas d’idée. On les appelle sauvages ; ce sont des gens de bien grossiers, et les hommes de ce pays-ci sont des coquins raffinés. Je suis, à la vérité, bien surpris d’être venu d’un autre monde pour être enfermé dans celui-ci sous quatre verrous avec un prêtre ; mais je fais réflexion au nombre prodigieux d’hommes qui partent d’un hémisphère pour aller se faire tuer dans l’autre, ou qui font naufrage en chemin, et qui sont mangés des poissons : je ne vois pas les gracieux desseins de Dieu sur tous ces gens-là. »

On leur apporta à dîner par un guichet. La conversation roula sur la Providence, sur les lettres de cachet, et sur l’art de ne pas succomber aux disgrâces auxquelles tout homme est exposé dans ce monde. « Il y a deux ans que je suis ici, dit le vieillard, sans autre consolation que moi-même et des livres ; je n’ai pas eu un moment de mauvaise humeur.

— Ah ! monsieur Gordon, s’écria l’Ingénu, vous n’aimez donc pas votre marraine ? Si vous connaissiez comme moi Mlle de Saint-Yves, vous seriez au désespoir. » À ces mots il ne put retenir ses larmes, et il se sentit alors un peu moins oppressé. « Mais, dit-il, pourquoi donc les larmes soulagent-elles ? Il me semble qu’elles devraient faire un effet contraire.

— Mon fils, tout est physique en nous, dit le bon vieillard ; toute sécrétion fait du bien au corps ; et tout ce qui le soulage soulage l’âme : nous sommes les machines de la Providence. »

L’Ingénu, qui, comme nous l’avons dit plusieurs fois, avait un grand fonds d’esprit, fit de profondes réflexions sur cette idée, dont il semblait qu’il avait la semence en lui-même. Après quoi il demanda à son compagnon pourquoi sa machine était depuis deux ans sous quatre verrous. « Par la grâce efficace, répondit Gordon ; je passe pour janséniste : j’ai connu Arnauld et Nicole ; les jésuites nous ont persécutés. Nous croyons que le pape n’est qu’un évêque comme un autre ; et c’est pour cela que le P. de la Chaise a obtenu du roi, son pénitent, un ordre de me ravir, sans aucune formalité de justice, le bien le plus précieux des hommes, la liberté.

— Voilà qui est bien étrange, dit l’Ingénu ; tous les malheureux que j’ai rencontrés ne le sont qu’à cause du pape. À l’égard de votre grâce efficace, je vous avoue que je n’y entends rien ; mais je regarde comme une grande grâce que Dieu m’ait fait trouver dans mon malheur un homme comme vous, qui verse dans mon cœur des consolations dont je me croyais incapable. »

Chaque jour la conversation devenait plus intéressante et plus instructive. Les âmes des deux captifs s’attachaient l’une à l’autre. Le vieillard savait beaucoup, et le jeune homme voulait beaucoup apprendre. Au bout d’un mois il étudia la géométrie ; il la dévorait. Gordon lui fit lire la physique de Rohault, qui était encore à la mode, et il eut le bon esprit de n’y trouver que des incertitudes.

Ensuite il lut le premier volume de la Recherche de la vérité. Cette nouvelle lumière l’éclaira. « Quoi ! dit-il, notre imagination et nos sens nous trompent à ce point ! quoi ! les objets ne forment point nos idées, et nous ne pouvons nous les donner nous-mêmes ! » Quand il eut lu le second volume, il ne fut plus si content, et il conclut qu’il est plus aisé de détruire que de bâtir.

Son confrère, étonné qu’un jeune ignorant fît cette réflexion, qui n’appartient qu’aux âmes exercées, conçut une grande idée de son esprit, et s’attacha à lui davantage.

« Votre Malebranche, lui dit un jour l’Ingénu, me paraît avoir écrit la moitié de son livre avec sa raison, et l’autre avec son imagination et ses préjugés. »

Quelques jours après, Gordon lui demanda : « Que pensez-vous donc de l’âme, de la manière dont nous recevons nos idées, de notre volonté, de la grâce, du libre arbitre ?

— Rien, lui repartit l’Ingénu ; si je pensais quelque chose, c’est que nous sommes sous la puissance de l’Être éternel comme les astres et les éléments ; qu’il fait tout en nous, que nous sommes de petites roues de la machine immense dont il est l’âme ; qu’il agit par des lois générales, et non par des vues particulières : cela seul me paraît intelligible ; tout le reste est pour moi un abîme de ténèbres.

— Mais, mon fils, ce serait faire Dieu auteur du péché.

— Mais, mon père, votre grâce efficace ferait Dieu auteur du péché aussi : car il est certain que tous ceux à qui cette grâce serait refusée pécheraient ; et qui nous livre au mal n’est-il pas l’auteur du mal ? »

Cette naïveté embarrassait fort le bonhomme ; il sentait qu’il faisait de vains efforts pour se tirer de ce bourbier ; et il entassait tant de paroles qui paraissaient avoir du sens et qui n’en avaient point (dans le goût de la prémotion physique), que l’Ingénu en avait pitié. Cette question tenait évidemment à l’origine du bien et du mal ; et alors il fallait que le pauvre Gordon passât en revue la boîte de Pandore, l’œuf d’Orosmade percé par Arimane, l’inimitié entre Typhon et Osiris, et enfin le péché originel ; et ils couraient l’un et l’autre dans cette nuit profonde, sans jamais se rencontrer. Mais enfin ce roman de l’âme détournait leur vue de la contemplation de leur propre misère, et, par un charme étrange, la foule des calamités répandues sur l’univers diminuait la sensation de leurs peines : ils n’osaient se plaindre quand tout souffrait.

Mais, dans le repos de la nuit, l’image de la belle Saint-Yves effaçait dans l’esprit de son amant toutes les idées de métaphysique et de morale. Il se réveillait les yeux mouillés de larmes ; et le vieux janséniste oubliait sa grâce efficace, et l’abbé de Saint-Cyran, et Jansénius, pour consoler un jeune homme qu’il croyait en péché mortel.

Après leurs lectures, après leurs raisonnements, ils parlaient encore de leurs aventures ; et, après en avoir inutilement parlé, ils lisaient ensemble ou séparément. L’esprit du jeune homme se fortifiait de plus en plus. Il serait surtout allé très-loin en mathématiques sans les distractions que lui donnait Mlle de Saint-Yves.

Il lut des histoires, elles l’attristèrent. Le monde lui parut trop méchant et trop misérable. En effet, l’histoire n’est que le tableau des crimes et des malheurs. La foule des hommes innocents et paisibles disparaît toujours sur ces vastes théâtres. Les personnages ne sont que des ambitieux pervers. Il semble que l’histoire ne plaise que comme la tragédie, qui languit si elle n’est animée par les passions, les forfaits, et les grandes infortunes. Il faut armer Clio du poignard comme Melpomène.

Quoique l’histoire de France soit remplie d’horreurs, ainsi que toutes les autres, cependant elle lui parut si dégoûtante dans ses commencements, si sèche dans son milieu, si petite enfin, même du temps de Henri IV, toujours si dépourvue de grands monuments, si étrangère à ces belles découvertes qui ont illustré d’autres nations, qu’il était obligé de lutter contre l’ennui pour lire tous ces détails de calamités obscures resserrées dans un coin du monde.

Gordon pensait comme lui. Tous deux riaient de pitié quand il était question des souverains de Fezensac, de Fesansaguet, et d’Astarac. Cette étude en effet ne serait bonne que pour leurs héritiers, s’ils en avaient. Les beaux siècles de la république romaine le rendirent quelque temps indifférent pour le reste de la terre. Le spectacle de Rome victorieuse et législatrice des nations occupait son âme entière. Il s’échauffait en contemplant ce peuple qui fut gouverné sept cents ans par l’enthousiasme de la liberté et de la gloire.

Ainsi se passaient les jours, les semaines, les mois ; et il se serait cru heureux dans le séjour du désespoir, s’il n’avait point aimé.

Son bon naturel s’attendrissait encore sur le prieur de Notre-Dame de la Montagne, et sur la sensible Kerkabon. « Que penseront-ils, répétait-il souvent, quand ils n’auront point de mes nouvelles ? Ils me croiront un ingrat. » Cette idée le tourmentait ; il plaignait ceux qui l’aimaient, beaucoup plus qu’il ne se plaignait lui-même.

Analyse de L’ingénu de Voltaire

1. Qui ou quoi critique Voltaire dans sa nouvelle ?

  • Quels personnages sont ridiculisés ?
  • Quels aspects de la société sont montrés comme absurdes ?
  • Quels rites ou traditions ou coutumes sont critiquées à travers l’ingénu ?

2. Quels sont les thèmes ou les enjeux (sociaux, moraux, politiques, etc.) soulignés par Voltaire dans son texte ?

3. Quelles différences y a-t-il entre le français utilisé de nos jours et celui de Voltaire au XVIIIe siècle ?

  • temps de verbe
  • types de phrases
  • mots de vocabulaire
  • etc.

4. Quels autres indices (culturels, historiques, etc.) permettent de deviner que le texte a été écrit à l’époque des Lumières ? Explique en quoi ils sont reliés au contexte historique et intellectuel du 18e siècle.

5. Quels liens peux-tu faire entre le monde contemporain et les enjeux soulevés dans le texte ?

Va plus loin !

Si tu aimes le style satirique de Voltaire, tu aimeras aussi son récit très connu, « Candide et l’optimisme », ainsi que son conte qui s’intitule « Jeannot et Colin ». Les deux sont disponibles en ligne !

Réponse spontanée

Une réponse spontanée se produit de toi-même. C’est une réponse libre et sans contraintes. Tu réponds à la question demandée sans arrière-pensée pour la durée indiquée.

Comment les philosophies de Rousseau (1712-1778) et de Voltaire (1694-1778) et des Lumières en général sont-elles des conséquences ou des réactions « normales » au XVIIIe siècle ?

Tout au long de ce cours, il te sera demandé de répondre à des questions de réflexion en forme d'une réponse spontanée.

Évaluation de l’apprentissage

Parfois, on te demandera de répondre oralement et spontanément à des questions. Pour ces réponses orales, tu peux t’enregistrer sous la forme d’un journal ou d’un enregistrement sonore ! Tu peux utiliser ton téléphone cellulaire ou un autre appareil électronique de ton choix. Il existe de nombreux sites d’enregistrement sonore sur l’internet comme « Online Voice Recorder (S’ouvrira dans une nouvelle fenêtre)». Il existe de nombreuses applications gratuites pour l’enregistrement de ta voix. C’est à toi de choisir la méthode que tu utilises pour enregistrer tes réflexions.

Notebook

Parfois, on te demandera de répondre à des questions en faisant des réflexions écrites dans ton cahier et en tenant un cahier de notes.

Réponse spontaneé

Soyez créatif/créative ! Ces réponses sont spontanées même qu’elles sont orales ou écrites. Ces réponses seront utilisées pour une évaluation de l’apprentissage à la fin du cours. Garde tes enregistrements organisés. Tu en auras besoin plus tard dans ce cours et ils seront évaluées.

Pour la première réponse spontanée, soumets ta réponse sous la forme d’une entrée de journal ! Lorsque tu auras soumis toutes tes réponses écrites, ton enseignant.e te donnera une note et de la rétroaction. Cette réponse est sommative et compte pour 1 % de ta note finale.

  • Ta réponse doit être en lien avec la ou les question(s) posée(s) et cette activité d’apprentissage.
  • Tu dois communiquer en français uniquement et rédiger des phrases cohérentes et claires.
  • Ton entrée de journal doit contenir entre 50 et 100 mots.

Autoévaluation et réflexion

Ceci est une autoévaluation, qui t’aidera à :

  • évaluer ton travail
  • déterminer comment tu progresses dans ton apprentissage, ce qu’il te reste à accomplir et la manière d’y parvenir
  • démontrer et préparer ton apprentissage pour l’examen final

En tant qu’évaluateur ou évaluatrice, tu fourniras une rétroaction en utilisant la grille d’évaluation suivante.

Une fois l’étape de la grille d’évaluation terminée, pose-toi les questions de réflexion suivantes :

  • Je dois améliorer ma compréhension de certains concepts : Quels sont-ils ?
  • Quels sont mes points forts ?
  • Quelles sont les mesures à prendre pour garantir une bonne compréhension de tous les concepts ?
  • Quelles mesures devrais-je prendre pour m’améliorer et m’épanouir en tant qu’étudiant ou étudiante ?
Agree or Disagree statements
Critères Je pense avoir réussi... Je pourrais améliorer...

Je démontre ma compréhension de la critique de Voltaire en expliquant :

  • quels personnages sont ridiculisés
  • quels aspects de la société/religion sont représentés comme étant absurdes
  • quels rites ou traditions ou coutumes sont critiquées à travers l’ingénu

Je fais des liens clairs entre les critiques de Voltaire et les enjeux/thèmes à saveur sociale, morale ou politique qu’il soulève.

Je repère les différences linguistiques entre le français utilisé par Voltaire et le français de nos jours.

  • temps de verbe
  • types de phrases
  • mots de vocabulaire
  • etc.

Je repère des indices qui révèlent l’époque d’écriture du texte et je fais des liens entre eux et:

  • la culture du 18e
  • des événements historiques du 18e
  • la philosophie des Lumières
  • etc.

Je fais de bons liens entre certains enjeux ou thèmes dans l’œuvre de Voltaire et le monde contemporain.

1. Quelles sont les plus grandes difficultés que tu as rencontrées pendant tes lectures de Rousseau et de Voltaire ?

2. Quelles stratégies as-tu utilisées pour les surmonter ?

3. Pourquoi étudier la philosophie des Lumières aujourd’hui ? Comment te sera-t-elle utile plus tard d’après toi ?

4. Penses-tu continuer à explorer d’autres textes philosophiques plus tard ?